« Les émeutiers ne s’en tireront pas impunément !« . La sentence du Ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne, est tombée. Le lendemain de la manifestation qui s’est tenue ce mercredi 13 janvier devant le commissariat de police jouxtant la Gare du Nord à Bruxelles, les médias annonçaient 112 arrestations administratives, dont 30 visant des mineurs, ainsi que 4 arrestations judiciaires.
Répondant à un appel de la famille et des proches d’Ibrahima Barrie, plusieurs centaines de personnes étaient venues réclamer justice et vérité pour ce jeune homme d’origine guinéenne âgé de 23 ans qui a trouvé la mort dans ce même commissariat à la suite d’une interpellation de la police quatre jours plus tôt.
Alors que la version policière montre déjà des failles et que de nombreuses zones d’ombre entourent encore la mort d’Ibrahima méritant que toute la lumière soit faite sur les événements, voilà que de nouvelles questions surgissent autour de la responsabilité de la police, cette fois dans les incidents ayant émaillé la seconde partie du rassemblement. Car si le Ministre de la Justice semble déjà situer de manière unilatérale la responsabilité de ces troubles du côté de ce qu’il nomme les « émeutiers« , il n’est pourtant pas sûr que les forces de police en soient totalement exemptes.
Quiconque a assisté à la manifestation pourra témoigner de l’impressionnant dispositif policier mis en place pour encadrer le rassemblement : policiers anti-émeutes, policiers en civil, drone, autopompes, brigade canine et combis en nombre avaient été déployés pour éviter les troubles et assurer la sécurité tout au long du rassemblement autorisé. Si telle semble être l’intention affichée, une série de vidéos et de témoignages relayés sur les réseaux sociaux viennent toutefois la contredire. Ces images mettent en effet à jour l’attitude particulièrement agressive des forces de l’ordre qui n’ont pas hésité à procéder sans sommation au nassage de la foule en bouclant de manière ostentatoire toutes les issues débouchant sur le lieu du rassemblement, alors même que les civils assurant le service d’ordre de la manifestation ainsi que des travailleurs sociaux présents sur place relayaient d’incessants appels au calme. Plutôt que de pacifier l’atmosphère, ce procédé d’encagement des manifestants n’a pas manqué d’attiser les tensions, générant ici et là des jets de projectile vers les policiers ainsi que des mouvements de foule auprès de nombreuses personnes, dont des adultes avec de jeunes enfants qui tentaient de fuir avant que la situation ne dégénère.
Ce qui n’a effectivement pas tardé à arriver : la projection de gaz lacrymogènes vers les manifestants, les tirs de flashball dont la portée peut être létale ainsi que l’activation de deux autopompes a engendré un durcissement des affrontements, qui ont notamment conduit à l’incendie partiel du commissariat ou encore au caillassage du véhicule royal qui s’était retrouvé par hasard au milieu de la foule. Le bilan est désormais connu : plus d’une centaine d’arrestations d’individus dont plusieurs sont restés allongés à même le sol humide durant un certain temps. La plupart des grands médias nationaux et régionaux ont, pour leur part, diffusé les images d’affrontement sans même s’appliquer à comprendre la généalogie des faits, se contentant de relayer le discours d’une police en proie à des émeutiers et fauteurs de trouble cherchant à en découdre.
Si cette rhétorique semble se suffire à elle-même, on se trouve pourtant face à un scénario marqué d’une implacable récurrence qui mérite que l’on s’y attarde. C’est en effet loin d’être la première fois qu’une manifestation impliquant majoritairement des populations non-blanches finisse dans un face-à-face agité avec les forces de l’ordre après que celles-ci aient décidé d’encercler ou de charger la foule. C’est régulièrement le cas lors de rassemblements de protestation contre les violences policières mais ça l’est tout autant en d’autres circonstances : entre autres
- lors du rassemblement du 22 octobre 2020 organisé par des ressortissants guinéens en signe de contestation des résultats partiels des élections présidentielles en Guinée ;
- lors du rassemblement visant à dénoncer l’esclavage en Libye du 25 novembre 2017 ou encore
- lors de la célébration de la qualification du Maroc à la Coupe d’Afrique des Nations le 11 novembre 2017.
Ces quelques exemples montrent, s’il le fallait, que ce qui semble déclencher l’usage disproportionné de la force, voire le recours à la violence, de la part de la police n’est pas forcément le motif même du rassemblement : en effet, qu’il s’agisse de protestation dirigée vers les autorités belges, vers des autorités étrangères ou même d’une manifestation de joie, le risque de dérapage est, dans tous les cas, bien présent. Un état de fait qui tranche avec l’attitude autrement plus complaisante de la police face aux 400 hooligans de l’extrême droite flamande qui avaient pris d’assaut la Place de la Bourse en mars 2016 alors que dans ce contexte, le risque d’affrontement civil était bien palpable. On comprend de ceci qu’au-delà des motivations, c’est le profil même de certaines catégories de manifestants qui semble systématiquement justifier le déploiement d’un dispositif répressif d’exception comme si ces personnes, par le seul fait d’investir l’espace public de manière plus ou moins massive représentaient un danger intrinsèque qu’il faudrait coûte que coûte prévenir. Ce procédé repose sur une pulsion proprement raciste qui consiste à réduire les Noirs et les Arabes à des hordes de sauvageons, appelant des mesures d’exception afin de contenir la menace.
Or, comme l’indique le déroulé des événements de ce mercredi 13 janvier, c’est tout l’inverse qui semble s’être produit. Il s’avère que c’est la nature même de l’intervention des forces de l’ordre qui, loin de jouer un rôle pacificateur, a créé les conditions d’ensauvagement de la foule rassemblée, en favorisant une surchauffe des esprits ainsi qu’une dérive violente des modalités de manifestation. Il apparaît clairement que la présence policière, bien que conséquente, n’a pas permis de contenir les éventuels débordements inhérents à tout rassemblement de masse ; au contraire elle les a rendu possibles en attisant les tensions de même qu’elle a contribué à la mise en danger des manifestants dont une frange s’est laissée envahir par un sentiment de panique.
Ce renversement de perspective permet d’interroger les procédés sécuritaires (en l’occurrence le nassage et l’encerclement) pour ce qu’ils sont : non pas des techniques permettant de prévenir ou de mettre fin à un trouble public mais plutôt un moyen visant d’une part à procéder à des arrestations massives et d’autre part à fabriquer des images sensationnelles consommables par les journaux télévisés. A travers ces techniques, les forces de l’ordre ont la possibilité de ficher un certain nombre d’individus, notamment mineurs, qui jusqu’alors étaient sans doute inconnus d’elles. Cela leur permet par ailleurs d’ancrer dans l’inconscient collectif le stigmate du Noir ou de l’Arabe sauvage et de légitimer de futurs contrôles au faciès en créant un idéal-type criminel, tout en le dépossédant des enjeux qui l’animent et en neutralisant la charge politique du rassemblement qui se voit dissoute dans un flot aveuglant d’images chaotiques. L’expression même de la violence de la part desdits « émeutiers » s’en trouve dépolitisée alors qu’elle dit pourtant quelque chose de fondamental sur le racisme systémique qui rend possible la conclusion par la mort d’une intervention policière.
Partant, si l’impunité est d’entrée de jeu déniée aux « émeutiers« , elle ne peut dans le même temps caractériser l’action de la police. Sur la question circonstancielle des débordements en marge du rassemblement « Justice pour Ibrahima« , il convient d’abord de convoquer les responsabilités politiques en interpellant les autorités locales – en l’occurrence ici celles de Saint-Josse – et fédérales responsables du déploiement d’un tel dispositif répressif. Quels sont le rôle et la fonction que les pouvoirs en place font jouer à la police et à travers quelle chaîne de commandement ? Il s’agit ensuite et surtout de redonner à la manifestation la dimension politique qui était la sienne, en interrogeant les fondements mêmes de l’institution policière ainsi que l’impunité dont elle jouit largement dans la fabrique raciste de corps déshumanisés voués à la possibilité d’une mort brutale et prématurée, comme l’illustrent les cas d’Ibrahima, Adil, Mehdi, Mawda, Lamine, Dieumerci, Akram et tant d’autres.
Khadija Senhadji, socio-anthropologue et militante antiraciste.
[Source : Le Vif]